La situation de la Catalogne permet d’inviter le lecteur à se pencher sur un sujet délicat mais nécessitant des explications et un débat. Que ce soit pour la Catalogne ou l’Ecosse, que ce soit pour l’Irlande ou pour l’Ukraine, que ce soit pour la Corse, le Pays Basque, l’Alsace ou la Bretagne, et bien d’autres, s’impose un constat : le citoyen, mais aussi ses dirigeants, confondent aisément les notions de peuple, de nation et d’Etat. Et c’est certainement cette confusion – volontaire ou non – du concept d’appartenance qui peut conduire un individu, non reconnu en ce qu’il est, à une certaine radicalisation, passant d’un souhait minime régionaliste à une volonté d’autonomie puis d’indépendance. C’est aussi cette confusion qui amène à une conception à géométrie variable du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’histoire l’a démontré à travers les siècles, et plus particulièrement depuis le XVIIIème siècle.
On arguera certainement que les concepts sont aussi confondus ici, et c’est pourquoi nous allons tenter d’être le plus précis possible tout en évitant une trop fastidieuse lecture. Evidemment, cette tribune publiée par le site Ar Gedour peut être l’objet de discussions, car son seul but est de susciter l’interrogation du lecteur.
UN SIMPLE RAPPEL
Il n’est pas inutile de rappeler que sous l’Ancien Régime, les découpages territoriaux coïncidaient rarement avec la répartition des nations ou des populations. Ainsi, les empires étaient souvent multinationaux. Mais sous l’influence des Lumières (citons notamment Voltaire et Rousseau) puis d’auteurs inspirés par Kant sur la question nationale, la question d’un pouvoir central stable va devenir récurrente. Mais pour ce faire, il était nécessaire de redéfinir les notions d’appartenance, et faire table rase des découpages de l’Ancien Régime. Plutôt que de partir de l’individu et des peuples, il importait de partager une histoire commune, un territoire commun, une langue commune, selon des traits immuables, permettant bien plus qu’avec des gens d’horizons différents d’oeuvrer ensemble à un bien commun national (qui en vérité est donc supranational), plus enclins à se lever ensemble face à des peuples aux intérêts contraires. L’idée est donc bien de faire émerger une conscience populaire nationale. Mais le souci est que cela part d’un concept artificiel que l’on pourrait aisément qualifier d’hors-sol, puisque ne partant pas du réel.
Il n’y a pas de peuple alsacien. Il n’y a qu’un seul peuple français ! (Manuel Valls, 2014)
Peu à peu les notions de peuple, de nation et d’Etat ont glissé et se sont confondues, générant des complications et des effets boule de neige. Ainsi, à ce jour, le mot « nation » est ambigu car il renvoie automatiquement à « peuple » ou « Etat » alors même que ces deux mots ne sont pas synonymes. Certains politiques n’ont pas manqué de dire, il n’y a pas si longtemps, « qu’il n’y a pas de peuple alsacien. Il n’y a qu’un seul peuple français » (Manuel Valls, 2014) ou qu’ « il n’y a pas de peuple corse » (Henri Guaino, 2015). Tout comme l’ambassadeur d’Espagne récemment qui parlait du peuple espagnol. Nous constatons ici aussi un déficit de réflexion sur cette question conceptuelle.
C’est justement par ce flou que sont provoqués ou entretenus, volontairement ou non, des conflits qui n’auraient pas lieu d’être si l’on ne tentait de faire passer un concept au-dessus des autres, faisant passer l’humain après la structure sociétale. L’étude du vocabulaire nous semble primordiale pour mieux comprendre certaines situations que l’on pourrait aisément éviter.
PEUPLE
Tout doit partir de l’humain, qui constitue une famille, puis un peuple. Un peuple, c’est le résultat d’une union sociale donnant une communauté. Ce mot désigne l’ensemble des humains vivant en société sur un territoire déterminé et qui, ayant parfois une communauté d’origine, présentent une homogénéité relative de civilisation, sont liés par une langue propre, un certain nombre de coutumes et d’institutions communes et transmissibles. C’est le cas de la Catalogne, que certains sur Twitter n’ont pas manqué de qualifier avec mépris de construction ethno-linguistique. C’est le cas de la Bretagne, de la Corse, de l’Alsace, de Tahiti, de l’Ecosse, etc…
Certains argueront que cette définition peut s’appliquer par exemple à la totalité des français, ou la totalité des espagnols, pour ne citer qu’eux. Mais une similitude culturelle plus ou moins flagrante, souvent due à la domination conquérante d’un autre groupe de personnes plus nombreux ou plus fort, n’implique pas que le mariage forcé engendre un nouveau peuple, un homme nouveau.
Car la question qui se pose est bien la suivante : par le terme de « peuple », entend-on l’ensemble des citoyens, dans la lignée de la doctrine révolutionnaire française, ou désigne-t-on plutôt par lui des hommes, ou des groupes d’hommes, définis par certaines caractéristiques communes, comme la religion, la langue, la naissance, ou l’appartenance ethnique – des caractéristiques chaque fois différentes donc, mais qui semblent être toutes, contrairement à la notion de citoyenneté, non politiques ?
La réponse (ou une piste de réponse) peut se trouver dans cette idée que le terme de peuple est lui même inapproprié dans certains cas, le sens même du mot ayant été perverti.
NATION
Une population, un peuple, devient une nation suivant certains critères. Il est nécessaire de préciser ici que le terme « nation » n’est pas reconnu juridiquement, et sa définition peut varier en fonction des zones géographiques. Originellement, une nation fait référence à une population vivant sur un même territoire et unie par une même histoire, culture, langue voire origine ethnique. Une nation peut -mais ce n’est pas toujours le cas – disposer d’une entité politique et constituer alors un gouvernement autonome, voire un Etat indépendant.
La notion moderne de nation émerge véritablement au XVIIIè siècle, avec l’héritage de la révolution française. La « nation assemblée » prend peu à peu la place du roi, avec la dimension révolutionnaire ad hoc, à des lieues de ce qu’affirmait Louis XV en 1766 :
L’ordre public tout entier émane de moi: Que j’en suis le gardien suprême: Que mon peuple n’est qu’un avec moi; et que les droits et les intérêts de la nation, dont on ose faire un corps séparé du Monarque, sont nécessairement unis avec les miens, et ne reposent qu’en mes mains ( (Procès‑verbal de la séance du Parlement de Paris, tenue par le Roi le 3 mars 1766, p. 7.)
La nation doit désormais incarner un être mystique dans la lignée de ce que disait Renan en 1882 :
Une nation est une âme; un principe spirituel. Deux choses, qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ( … ) Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé, elle se résume pourtant dans un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. Qu’est‑ce qu’une nation?
On entre un peu « en nation » comme on entrerait en religion, une communauté de croyants composée de chacun des citoyens, qui se réfère à son livre sacré (roman national), à ses tables de la loi, à une mystique propre. Pour préciser notre propos, nous renvoyons le lecteur aux écrits de Vincent Peillon sur la mystique républicaine.
Rappelons ici que trop souvent, on a tendance à confondre les termes « nation » ou « Etat » avec celui de « pays ». Il n’est donc pas inutile de préciser que le pays (du latin pagus) est une entité géographique dans laquelle vit tout ou partie d’un peuple (dans la mesure où il a pu s’établir dans plusieurs lieux distincts), ce qui permet aussi d’introduire la notion de patrie comme le pays propre à un certain peuple (de naissance ou par choix d’adoption mutuelle), avec ce principe de liberté inhérent à la patrie, oublié dans le glissement sémantique couvrant l’époque où l’on considérait que « le patriotisme le plus parfait est celui qu’on possède quand on est si bien rempli des droits du genre humain qu’on les respecte vis‑à‑vis tous les peuples du monde »(chevalier de Jaucourt – encyclopédie Tome XII, 1765).
ETAT
L’Etat, c’est cette structure – personne morale- gouvernementale permettant de gérer la nation, institution juridique organisant la vie commune des membres d’un ou plusieurs peuples, que cela aille de la cité-Etat (par exemple, le Vatican) de la taille d’une ville à l’Empire, un état rassemblant de vastes territoires et dominant plusieurs peuples différents.
Au fil du temps, la sémantique et la nécessité a donné le jour au concept d’État-nation, c’est à dire que le territoire de l’état correspond au territoire géographique d’une même nation (ou comme nous le constatons au vu de l’actualité, de la construction multinationale qui a donné naissance à une seule entité dite nationale)… mais plus encore.
Le site de l’UNESCO définit que la nation comme nous la pensons aujourd’hui est un produit du 19ème siècle. Depuis les temps modernes, la nation est reconnue comme « la » communauté politique qui assure la légitimité d’un état sur son territoire, et qui transforme l’Etat en Etat de tous les citoyens. La notion d’Etat-nation insiste sur cette nouvelle alliance entre nation et état. La nationalité est censée lier le citoyen à l’Etat et aux avantages des politiques sociales de l’Etat Providence.
Le site ajoute que l’état-nation est un domaine dans lequel les frontières culturelles se confondent aux frontières politiques. L’idéal de l’état-nation est que l’état incorpore les personnes d’un même socle ethnique et culturel. Cependant, la plupart des états sont polyethniques. Ainsi, l’état-nation « existerait si presque tous les membres d’une seule nation était organisés en un seul état, sans autre communautés nationales présentes. Bien que le terme soit souvent usité, de telles entités n’existent pas »
POUR ALLER PLUS LOIN
En dépit de ce que l’on peut entendre, une nation n’est pas toujours synonyme d’Etat. Il existe -nous le voyons- des nations sans états, et des états dans lesquels cohabitent plusieurs nations.
Pour bien comprendre l’histoire et certaines aspirations, il est nécessaire d’avoir en tête que des peuples ont (ou ont eu) leur propre nation. Mais par le jeu des conquêtes, des mariages et jeux d’influences à vocation géopolitique, des peuples se sont retrouvés sans nation, voire se sont retrouvés écartelés entre plusieurs Etats conquérants, et ces nations se sont retrouvées sans Etats. Le cas de la Bretagne est flagrant et pour qui ne connait pas l’Histoire de France et de Bretagne, il est difficile de comprendre certaines revendications qui existent toujours aujourd’hui. Il en est de même en bien d’autres lieux.
Pour en revenir aux aspirations diverses, que ce soit en Catalogne ou ailleurs, nous constatons que face à des Etats centralisateurs faisant fi des peuples alors même qu’ils ont été mis en place pour permettre le développement des peuples qu’ils servent (nous disons bien « qu’ils servent » et non « qu’ils dirigent »), il n’est pas surprenant qu’ensuite, lorsque l’un de ses peuples considère que son développement est entravé par l’autorité en place, le retrait ou le renversement de cette autorité devient une expression du développement national. Et toute velléité visant à réprimer ces aspirations ne peut que contribuer à l’exacerbation d’un sentiment qui à la base ne relève que d’un souhait de reconnaissance en tant que tel, une volonté de ne pas voir mourir une part de soi-même par des agressions extérieures mettant en péril la culture de son peuple. Une mort intérieure qui vient lorsque êtes privé de votre propre culture, c’est-à-dire quand vous êtes privé d’avoir une vie intérieure authentique. Reconnaître les peuples et accepter qu’ils soient eux-mêmes, c’est reconnaître l’humain en ce qu’il est.
Le concept national est donc actuellement dans l’esprit des gens comme un concept fourre-tout partiellement ou totalement erroné, impliquant des incompréhensions mutuelles. Si chaque mot était utilisé à bon escient et non dans la volonté d’entretenir un certain flou à but idéologique, il est plus probable que certaines questions ne se poseraient plus.
L’étude sémantique, aux racines de la paix et d’un humanisme intégral ?